Oberthur Fiduciaire, « champion caché »

Voici une dizaine années, le consultant en entreprise Hermann Simon lançait, dans un ouvrage devenu un best-seller (1), le concept de « champions cachés » pour vanter les qualités hors normes de PME et d’ETI peu connues du grand public alors qu’elles occupent pourtant l’une des trois premières places de leur marché mondial.

Pour expliquer ce succès, ce consultant en entreprise et ancien professeur associé à Harvard, à l’Insead et au MIT, soulignait quelques traits qui leur sont propres. Tout d’abord, les champions cachés recherchent avant tout l’excellence et la prédominance sur un marché de niche souvent conforme à leur savoir-faire historique, et se gardent d’une trop grande diversification. Leur PDG reste en moyenne en poste 20 ans et pensent leur stratégie en termes de générations, pas de trimestre. Une façon de faire permise grâce à leur financement sur fonds propres d’abord, sur crédits bancaires ensuite et seulement en troisième lieu par appel aux marchés financiers. Enfin, elles sont fortement internationalisées de façon à compenser l’étroitesse de leur marché. C’est  tout? Non, les champions cachés décrits pas Hermann Simon avaient un dernier point commun : c’étaient toutes des entreprises… allemandes !
 
De quoi entretenir le complexe que nous nourrissons volontiers à l’égard de nos cousins d’Outre-Rhin et notre humeur décliniste… Car contrairement à une idée reçue la France compte également nombre de PME et d’ETI très à l’aise sur les marchés mondiaux. Dans un nouvel ouvrage publié voici quelques mois (2), Hermann Simon le reconnaît d’ailleurs, en consacrant plusieurs pages à des champions français tels que Bénéteau, numéro 1 mondial de la construction de bateaux de plaisance, ou Rossignol, leader de la fabrication de skis alpins. Et bien sûr, ce ne sont que des exemples parmi tant d’autres. Preuve en est apportée par la renaissance pour le moins édifiante d’Oberthur Fiduciaire. Pourtant la plupart des Français ignorent jusqu’à son existence, alors même que, chaque jour, ils manipulent  l’une de ses productions : le billet de 5 euros. Oberthur Fiduciaire est en effet l’un des trois leaders mondiaux de l’impression de billets de banque et de haute sécurité. Une belle réussite qui doit beaucoup à l’habileté de ses repreneurs, la famille Savare. Oberthur Fiduciaire, en effet, revient de loin…

Lorsque Jean-Pierre Savare décide, en 1984, de racheter une partie de l’imprimerie Oberthur, il a le sentiment d’avoir, selon ses propres termes, découvert « un diamant dans la boue ». Il est vrai qu’à cette époque l’entreprise fondée en 1842 à Rennes fait pâle figure. Pourtant, elle a autrefois connu son heure de gloire. Comme le relève le site spécialisé Core Business, « au XIXe siècle la renommée de l’imprimerie bretonne est telle que le président de la République, le maréchal de Mac-Mahon, fait d’Oberthur une étape de son déplacement officiel à Rennes le 19 août 1874 ». Plusieurs contrats d’impression ont assuré son prestige : celui du célébrissime Almanach des Postes assuré pendant des décennies, celui aussi du Répertoire des couleurs pour aider à la détermination des couleurs des fleurs, des feuillages et des fruits qui fera longtemps référence dans la détermination des teintes et enfin, lors de la tourmente de 1940, l’impression de billets pour la Banque de France alors en bute à de graves difficultés d’approvisionnement. Autant de productions qui lui ont aussi permis d’acquérir peu à peu sa réputation d’excellence.

Pourtant, après le départ des derniers membres de la famille fondatrice, à la fin des années 60, l’entreprise périclite progressivement. Si bien que lorsque Jean-Pierre Savare découvre Oberthur, l’imprimerie alors en liquidation, elle ne compte plus que 50 salariés. Son carnet de commande est anémique mais –là réside l’essentiel - les savoir-faire de la division fiduciaire ont été préservés. Si bien que Jean-Pierre Savare, alors cadre de la BNP, n’hésite pas : il se met en disponibilité pour la reprendre et la développer. Trente ans plus tard, Oberthur Fiduciaire, désormais dirigée par Thomas Savare qui a pris la relève en 2008, est en effet devenu l’un des trois leaders mondiaux. Elle compte un millier d’employés en France, a imprimé plus de 4 milliards de billets de banque et plus de 1,6 milliards de documents sécurisés. Une réussite qui en cache une autre : à la fin des années 80, comprenant le potentiel des nouvelles technologies, les Savare ont en effet pris l’initiative de créer une nouvelle entité dédiée à la production de cartes à puces : FCO Card Systems (plus tard « Oberthur Smart Cards »), qui deviendra rapidement le deuxième fabricant mondial de cartes intelligentes : cartes bancaires, porte-monnaie électronique, etc.

Comment expliquer une telle renaissance ? Probablement par le cocktail de fidélité et d’agilité qui caractérise les meilleures entreprises familiales. Dans un entretien, Thomas Savare définissait ainsi son attachement à la culture d’entreprise : « J’estime que posséder une identité forte représente, pour Oberthur Fiduciaire, un formidable atout. Notre histoire est en effet un jalon auquel nous pouvons nous référer, non pas pour refuser le changement, mais pour orienter notre course (…). En l’espèce, Oberthur Fiduciaire a su rester fidèle à sa compétence originelle, - l’impression - mais en la faisant évoluer considérablement aux plans stratégique et technologique » (3).
 
Une philosophie entrepreneuriale plusieurs fois traduite en actes. Ainsi, en 2008, lorsqu’Oberthur a été extraite du marché boursier de façon à « pouvoir poursuivre méthodiquement et sereinement des objectifs stratégiques à moyen et à long terme ». Ou en 2011, lorsque ses dirigeants ont décidé de céder leur division cartes à puce pour se recentrer sur leur métier historique, avec l’ambition de consolider les facteurs explicatifs de son leadership. Un projet qui s’est aussitôt matérialisé par l’ouverture d’un nouveau bureau commercial au cœur de la capitale britannique et par la poursuite des efforts entrepris en matière de R&D. Autant de décisions qui, tant du point de vue de la gouvernance que du positionnement stratégique, évoquent très précisément les « champions cachés » vantés par Hermann Simon. Pour trouver des exemples de réussites éclatantes, il n’est donc pas besoin de franchir le Rhin ou de rêver à notre splendeur passée. Aujourd’hui encore, notre pays  compte son lot de « champions cachés ». Ne nous reste-t-il plus qu’à apprendre à les connaître.

(1) « Les Champions cachés de la performance: Comment devenir n°1 mondial quand on est une PME », par Hermann Simon, Editions Dunod, 1998.

(2) « Les Champions Cachés du XXIe Siècle : Stratégies à Succès », par Hermann Simon et Stephan Guinchard, Editions Economica, 2012.

(3) « RDV avec Thomas Savare, CEO d’Oberthur Fiduciaire », Carnets du Business, 2012